Lamia Berrada Berca Ecrivaine

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L’auteure de « La petite robe de Kant » et de « Guerres ordinaires » se prête au jeu de l’interview confinement en proposant des lectures aussi inspirantes que passionnées. Confinement littéraire avec Lamia Berrada Berca.

e-taqafa : Le livre qui vous émeut ?

Lamia Berrada Berca : J’ai été bouleversée par la lecture de Si c’est un homme de Primo Levi et par L’élimination de Rithy Pahn : deux récits qui mettent aux prises la parole d’une expérience individuelle confrontée à la monstrueuse inhumanité du système concentrationnaire nazi dans le premier, et l’évocation du génocide des khmers rouges, dans le second. La fonction de la littérature renvoie ici, directement, à celle de penser l’impensable, et de dire l’indicible, comme l’écrit Chamoiseau dans La matière de l’absence, là encore, un livre émouvant par sa profondeur sur « l’en-dehors de la vie » que représente la mort, la perte, et sur la manière dont l’oubli ou la mémoire peuvent permettre de survivre aux tragédies individuelles ou collectives : au deuil tellurique de la mort de sa mère, comme au poids de l’histoire de l’esclavage aux Antilles…

 

e-taqafa : Le livre qui donne la pêche ?

Lamia Berrada Berca : civilisation, ma mère ! de Driss Chraïbi offre à travers le regard de deux de ses fils un portrait de mère savoureux, aussi attachant que sensible et drôle dans le Maroc des années 30. Dans sa détermination farouche à poursuivre ses rêves, cette femme m’émeut et m’attendrit profondément. « L’amour de la vie chevillé dans l’âme », elle offre surtout une belle leçon de courage et d’intelligence humaine dans son apprentissage de la modernité et de son émancipation de femme…

 

e-taqafa : Un livre qui vous a enchanté ?

Lamia Berrada Berca : Jacques le Fataliste est une œuvre qui m’enchante par l’hommage rendu au pouvoir fou du récit, il fait figure de roman moderne par la liberté et la fantaisie de son traitement narratif… Voyageant en compagnie de son maître, Jacques cherche à agrémenter leur route en lui racontant ses aventures amoureuses, avec en annexe d’autres histoires qui seront racontées à leur tour par une succession de personnages différents, et ce récit est interrompu par les interventions constantes d’un narrateur qui conduisent à briser l’illusion romanesque. « Comment s’étaient-ils rencontrés ? par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? »

 

e-taqafa : Le livre qui vous a fait peur ?

Lamia Berrada Berca : Dans Bêtes sans patrie, traduit du pidgin english par Alain Mabanckou l’écrivain américain d’origine nigériane Uzodinma Iweala raconte le voyage au bout de l’enfer d’un enfant-soldat prénommé Agu, enrôlé de force dans la guerre civile, et sur lequel le Commandant a droit de vie et de mort. Dans ce récit-logorrhée, syncopé, la parole cherche une issue au cauchemar. Effrayant dans le compte-rendu implacable et irréel par moments, de l’expérience que fait le héros de la violence nue, de la folie de tuer, d’une enfance littéralement volée et violée, sur la réalité des enfants soldats, par sa valeur littéraire même, c’est le type de texte choc qui ne laisse pas indemne…

 

e-taqafa : Le livre que vous pouvez lire et relire ?

Lamia Berrada Berca : trilogie des Jumeaux (Le Grand Cahier ; La preuve ; Le Troisième Mensonge) d’Agota Kristof, dans un tout autre registre, a été pour moi une révélation aussi, le mot n’est pas trop fort... Son auteure était analphabète, elle a appris à lire et à écrire à l’âge adulte, et ce récit est bouleversant par son apparente simplicité, par l’aspect froid, lisse, et très épuré de la narration, qui enchaîne imperturbablement la cruauté des événements et des faits. Deux jumeaux, Lucas et Claus, sont déposés par leur mère à leur grand-mère, une vieille femme méchante et dure qui vit à la campagne, car la Grande Ville est en guerre.

 

e-taqafa : Le livre que vous auriez aimé écrire ?

Lamia Berrada Berca : Des hommes, de Laurent Mauvignier, parce qu’écrire un texte d’une telle densité, d’une telle justesse sur l’impact de la guerre d’Algérie sur cet homme taciturne qu’est Feu-de-bois, « un bloc de silence qui s’est rétracté » brutalement confronté aux souvenirs de cette tragédie vécue 40 ans plus tôt lors du pot de départ à la retraite de sa sœur Solange, élève l’écriture à une exigence rare d’humanité. « la guerre, c’est toujours des salauds qui la font à des types bien ; là où il n’y en avait pas, c’était des hommes, c’est tout. »

 

e-taqafa :Le livre parfait pour le confinement ?

Lamia Berrada Berca : Un texte plein de grâce : Histoire d’Irène, de Erri de Luca, où l’héroïne est une jeune orpheline, sourde muette, vivant sur une île grecque qui se réfugie dans le monde de l’océan en passant chacune de ses nuits à nager avec les dauphins. C’est un vieil homme qui recueille ses confidences. Ce conte lumineux crée une véritable bulle de douceur de lecture, appréciable en cette période. Je trouve intéressante aussi la réalité qui tremble dans Les Murs, recueil de nouvelles de tonalité fantastique de Abe Kobô, où il analyse avec une grande finesse poétique et philosophique l’étrangeté qui s’insinue au cœur du quotidien et nous questionne sur notre propre identité.