Rencontre

L’éloignement du Maroc a transformé ma créativité

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Khnafou applique l’art des contrastes à travers des oppositions de couleur, de forme et de texture. La masse et le vide structurent ses toiles  dans un rythme  visuel harmonieux  où l’équilibre est subtilement maintenu.

Rencontre

E-taqafa : Comment vos apprentissages à l'École Supérieure des Beaux -Arts de Casablanca ont façonné votre démarche?

Bouchra Khnafou : Issue d’une famille aux moyens modestes, le chemin fut semé d’obstacles mais je me suis efforcée d'acquérir une solide formation académique en m'appuyant sur un travail constant, une recherche permanente et un profond désir d'être digne de mon  rêve de devenir artiste.  J’ai vécu quatre années de travail acharné, d'expérimentation et de formation rigoureuse. Ces années m'ont appris que la force d'un créateur ne réside pas dans ses ressources matérielles, mais dans sa patience, sa sincérité et sa capacité à transformer ses moyens limités en outils de créativité.

E-taqafa : Vos compositions sont variées, comment  les matériaux servent votre vision?

Bouchra Khnafou : Diversifier les compositions artistiques, c'est expérimenter différents matériaux comme le papier, le tissu, ou même des matériaux recyclés. Chaque matériau possède des caractéristiques uniques : sa nature, sa texture, sa couleur et même sa manière de s'harmoniser avec les autres éléments dans l'œuvre. Choisir un matériau particulier, c'est choisir un langage visuel au service de sa vision. Grâce à cette diversité, les matériaux deviennent une  partie intégrante du sens, et non de simples moyens  qui construisent une   forme. Ils contribuent à affiner et à approfondir la vision et confèrent à l'œuvre une touche personnelle.

E-taqafa : Vous osez la juxtaposition des opposés notamment en termes de couleurs, pourquoi ce choix?

Bouchra Khnafou : J’ose associer les opposés, notamment les couleurs. Cette audace ne relève pas d'une simple volonté de provoquer un choc visuel, mais mon but est d'exprimer la complexité du monde qui m'entoure. Je crois que le contraste est le moteur de la vie : la lumière est indissociable de l'ombre, la tranquillité du bruit. En juxtaposant une couleur vibrante à une couleur plus douce, je crée une tension subtile.  Cette tension donne vie à la toile, incitant le regard à se déplacer, à chercher, à contempler. Ce choix est aussi une remise en question de l'harmonie traditionnelle. Je souhaite rappeler au spectateur que la beauté ne réside pas toujours dans la conformité, mais parfois dans la confrontation. Pour moi, associer les contraires est une célébration de la différence, une traduction visuelle de l'idée que la diversité est une force, non une faiblesse.

E-taqafa : La présence du tissu et des collages, un autre choix artistique ?

Bouchra Khnafou : Oui, la présence du tissu et du collage dans mon travail est un choix artistique délibéré. ​​Chaque matériau apporte une nouvelle dimension au sens.  Le tissu confère à l’œuvre une dimension tactile vivante, tandis que le collage permet un dialogue entre des éléments disparates qui s’unissent au sein de la peinture. Ils sont ma façon d’élargir le langage visuel et d’enrichir l’expérience artistique.

E-taqafa : Comment structurez-vous vos tableaux ?

Bouchra Khnafou : La composition artistique de mes peintures découle d'une exploration minutieuse du rapport entre la masse et le vide. Je commence toujours par expérimenter une composition qui m'inspire un sentiment d'harmonie intérieure. Ensuite, je travaille à découper la toile et à la recoller à de nouveaux endroits, comme si je démantelais la surface de l'œuvre et redistribuais son énergie sur la toile. Cette manipulation de la surface me permet de créer un rythme visuel fondé sur l'équilibre entre les éléments collés et les espaces vides. Pour moi, le vide n'est pas simplement blanc, mais plutôt une lumière vivante qui permet aux masses de se manifester et à leur présence d'émerger. Lorsque cet équilibre est atteint – entre texture et immobilité, entre plénitude et blancheur – je sens que la peinture a trouvé sa propre structure et son rythme ultime.

E-taqafa : Vivre l'éloignement du Maroc, ceci a marqué votre création?

Bouchra Khnafou : L’éloignement du Maroc a transformé ma créativité.  Vivre ailleurs, m'a offert un espace pour réfléchir à mes racines sous un angle différent. Les couleurs, la lumière et les symboles marocains ont commencé à s'intégrer plus profondément et subtilement à mon travail. La distance m'a également permis de développer une nouvelle sensibilité aux détails que je tenais auparavant pour acquis. En d'autres termes, la distance n'a pas rompu mon lien avec le Maroc ; au contraire, elle l'a rendu plus présent.

E-taqafa : avez-vous été inspiré aussi par les artistes au Qatar?

Bouchra Khnafou : Oui, j'ai été profondément inspirée par les artistes du Qatar. Évoluer dans une scène artistique aussi dynamique que Doha, être l'épouse d'un artiste plasticien et entretenir des relations étroites et fructueuses avec des artistes arabes et internationaux m'ont permis de découvrir une grande diversité d'expériences et de styles. Ce dialogue constant avec la scène artistique qatarie m'a ouvert de nouveaux horizons, tant sur le plan des techniques que des approches.  L’influence provient des ateliers où l'on partage des réflexions, des expositions qui révèlent différentes visions et des discussions quotidiennes qui nourrissent mon énergie créative. Cet échange culturel et artistique a enrichi mon expérience et a élargi mes perspectives, sans pour autant me couper de mes racines ni de mon style personnel.

E-taqafa : Des motifs sont récurrents dans vos tableaux notamment la petite fleur rouge, ont-ils un sens particulier?

Bouchra Khnafou : Pour moi, la petite fleur rouge qui apparaît dans certaines de mes toiles n'est pas un simple élément décoratif éphémère, mais porte une signification profondément personnelle. Lorsque j'ai quitté le Maroc pour vivre au Qatar, je me suis imprégnée de nouveaux détails de mon nouveau environnement – ​​couleurs, motifs, symboles – tout en restant fidèle à mes racines. La fleur rouge est devenue le symbole de cette dualité : un signe discret mais puissant, incarnant l'idée d'identité qui m'accompagne partout. Sa couleur rouge me rappelle la chaleur du Maroc et sa présence dans ma vie, tandis que sa forme simple s'harmonise avec l'esthétique sereine que j'ai découverte au Qatar.

E-taqafa : Laisser des vides sur la surface de la toile, est-ce un message?

 Bouchra Khnafou : Oui ! Dans une œuvre d'art visuelle, le vide n'est pas une absence, mais une présence d'une autre nature. Lorsque je laisse des ouvertures, des espaces blancs ou des vides sur la toile, j'ajoute une dimension supplémentaire de sens qui transcende la matière elle-même. Le vide devient un espace ouvert à l'interprétation et une fenêtre reliant l'œuvre au monde qui l'entoure. La masse seule peut visuellement submerger une œuvre, tandis que le vide lui permet de « respirer ». C'est un moment d'immobilité au sein du mouvement, une extension qui permet au regard de parcourir l'espace sans résistance. En ce sens, le vide devient un élément structurel aussi important que la couleur et la ligne.

E-taqafa : Le création au féminin, a -t-elle des particularités ?

Bouchra Khnafou : La créativité au féminin  occupe une place particulière, non pas parce qu'elle diffère par essence de la créativité en général, mais parce qu'elle enrichit la scène artistique d'une vision, fruit de la diversité des expériences, des parcours et des perspectives des femmes sur le monde. Au Maroc, les artistes femmes se sont imposées dans  le domaine des arts visuels, contribuant à enrichir la scène par une originalité stylistique et technique, une audace dans la recherche et une diversité d'approches, qu'il s'agisse des matériaux, de l'espace ou des sujets abordés. Cette singularité ne tient pas au genre, mais plutôt à la profondeur de leur vision et à leur dévouement au développement de leur langage artistique, ce qui a valu à leurs œuvres une large reconnaissance, tant au Maroc qu'à l'étranger.

E-taqafa : Que représente pour vous cette exposition à l'Espace Rivages ?

Bouchra Khnafou : Plus qu'une simple présentation de mon travail, cette exposition est un retour symbolique à mes racines, un pont qui me reconnecte à la mémoire d’un  lieu, ce Maroc qui a vu naître mes débuts et ma première inspiration. Je pense que l’Espace Rivages reconnecte l'artiste  résidant à l’étranger à sa culture d'origine et offre à son travail l'opportunité de s'épanouir à nouveau dans son terreau naturel. Cette exposition est pour moi un moment de rencontre pour partager mon parcours artistique avec le public de mon pays et une occasion de célébrer ces liens invisibles qui unissent l'artiste à sa patrie.

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