Fréquences du non-lieu

Image de couverture: 

La quête de l’être. La quête de l’art. Déploiement inlassable vers le non-dit, où, comme le suggère et le nomme Najib Cherradi quant à son oeuvre, vers le non-lieu. Nul procédé, nul système, ne peut assouvir ce cheminement qui, inévitablement, devient frénétique, du fait même de son impossible aboutissement, de son inachèvement ontologique.
La quête, toute quête de l’être, bien qu’ayant, ou a cause de cela, l’ouverture infinie du possible devant elle, se heurte nécessairement à l’innommable et, ici, dans l’œuvre de Najib Cherradi, au non peindre. Il n’y a pas de projet mais une fuite en avant vertigineuse, un saut dans le tourbillon de l’existence, le non-savoir comme espace possible de commencement, susceptible d’annuler tout espace réel, mais aussi le temps. Cette abolition, illusoire, de l’espace et du temps, va devenir le lieu de l’extase  de la mémoire, envoûtée par le désir du rêve de l’impensable.
La raison étant tout de même active dans ce processus, l’artiste, conscient de la dimension inatteignable  de toute quête, sera, par là même, entraîné dans un abîme qui va muer en une série de spirales, comme dans les œuvres circulaires, Résonnance nébuleuse, Ondulation I et Ondulation V . Un point noir au centre de la spirale figure symboliquement le centre de l’univers. Point ou axe du monde, se dérobant sans cesse. Une tentative de juguler ce flux envahissant et incontrôlable submerge l’artiste, et donne à voir l’illusion de la maîtrise, comme dans la série  L’Inattendu . Mais la matière, rebelle à toute structuration, ne laissera percevoir que son mouvement rythmique. L’accès à l’extrême de cette quête est, à proprement parler, un acharnement fluctuant entre désir et haine, sérénité et violence. Processus devenu intérieur à la nature même de cette œuvre, échappant à toute raison.  Inintelligible et indéfinissable, celle-ci va, par un processus transcendantal inconscient, donner lieu à une  résonnance avec l’intériorité de l’artiste et, au sens propre du terme, l’habiter. Ce dépassement de la raison transmute l’artiste en un champ de bataille entre les pulsions cosmiques, figurées par la série de cercles, et celles de l’artiste lui-même. Najib Cherradi est comme agi par la passion de se fondre dans l’univers. Il se dépouille de lui-même pour rendre présentes, dans ce retrait, involontaire de son être, les ondulations qu’il tente en vain de saisir et qui, par leur force incompressible et ineffable, vont le saisir et l’entraîner dans leur tourbillon propre. L’artiste, à son insu, n’est plus que le réceptacle de cette giration, en lutte avec la vastitude de l’inaccessible centre. Il s’agit bien là d’une expérience de l’extrême. Expérience intérieure où, en prise avec la matière et les différentes techniques utilisées, la quête va devenir angoisse existentielle où l’intelligibilité du processus, ne sera plus perçue que par une intuition, indéfinissable et indicible.
Pris dans le vertige de l’expérience, Najib Cherradi, désapproprié de sa volonté ne pourra, dès lors, que continuer le questionnement perpétuel de ce que Maurice Blanchot, dont il est fortement imprégné, nomme « la question la plus profonde » à laquelle, précisément, il n’y a pas de réponse.
Sans doute ne faut-il pas entendre, l’exploration de techniques diverses et de matériaux multiples par l’artiste comme une recherche rationnelle et esthétique, mais bien comme l’acharnement à, peut-être, découvrir une nouvelle voie, susceptible de surmonter son angoisse et de lui permettre, par des chemins encore inconnus, d’approcher de ce centre, qu’il sait pourtant, de savoir sûr, inatteignable.
L’exaltation ou l’ivresse inhérente à tout processus de création, outre le fait de générer une incandescence, comme dans les œuvres circulaires Alternance et Oscillation du silence, provoque une sorte d’extase, une danse cosmique. Chant premier et primordial de l’univers, fréquence cosmologique englobant dans sa totalité la voix et le chant de l’homme. L’homme en tant qu’il est un ensemble de vibrations et d’ondes est à l’œuvre dans ce travail.
Les cercles, tantôt laissent exploser une lumière traversée par la variation des couleurs de l’arc-en-ciel, comme dans Oscillation du silence, tantôt rejoignent l’étendue de la nuit et, comme un tonnerre, déchire le ciel comme dans le cercle pulvérisé, Variations rythmiques.
Après l’ardeur du feu, le rythme s’apaise, les couleurs aussi. Dans la série Imprévu, la couleur oscille entre celle d’une terre brune où se loge une sorte d’enfer éteint, et un labyrinthe volcanique d’où toute flamme a disparu. Cependant l’arrivée de cette danse d’ombres, ne succombe jamais à l’obscur. La lumière, irisant ces traces brunes, apparaît en transparence et laisse percevoir la dimension spirituelle de cet apaisement.
Comme dans la caverne de Platon ou les Ahl al Kahf dans la sourate XVIII du Coran, la lumière est non seulement perceptible, mais active.
L’ambiguïté  et le paradoxe dans cette série, donne également à penser à la coupe transversale d’un arbre où les stries circulaires, figurent les veines où coule la sève, les veines de la vie. L’arbre, réduit à la puissance de son tronc, comme dans Innattendu V, par la force de sa verticalité, va soudain signifier un point de fuite vers le haut, autrement dit une ascension. En effet, l’arbre n’est-il pas avant tout symbole de l’homme et, par extension, symbole de l’être parfait ? La quête, toujours inlassable, rattrape l’artiste. L’existant arbre, le forcera de nouveau à une remise à plus tard de l’existence. L’espace arbre, le labyrinthe, l’univers en mouvement, s’ils abolissent un moment l’espace-temps, forgent un temps spirituel, sans commencement ni fin. Sur cet arbre, non pas des branchages, des ramures et des feuilles, mais étrangement et pour signifier la parenté avec d’autres créatures, Najib Cherradi va, par son souffle physique, agir sur la matière encore fluide, pour créer une sorte de parasites, rappelant à bien des égards, les parasites logées dans les falaises surplombant les océans. De la vie certes, mais aussi les épreuves que subit toute créature dans l’univers.
Dans l’œuvre, Pli sur pli, les couleurs terre s’enflamment et la matière se déploie en horizon où le soleil, évanescent, cède la place à la pénétration de la nuit. Les éléments prennent ou reprennent leur place, aimantation amoureuse entre l’ombre et la lumière dans les plis ardents du désir, celui de la terre et du ciel,  insinuant par là même, le renouvellement perpétuel de la création, la quête, toujours incessante. Mystère inviolable et innommable.  

Pour bien comprendre la démarche de Najib Cherradi, sans doute faut-il revenir à son art premier, fondamental, à savoir le chant et la musique.
L’harmonie linéaire, dans son œuvre musicale, est vécue comme une menace, comme une dimension structurelle extérieure qui viendrait amenuiser l’inattendu généré par la disruption, et convertir le risque en pause, en repère, fixe et monstrueux, où s’abolirait sa liberté de créateur.
Sa voix de contre-ténor, sa musique disruptive, sont d’abord et avant tout, de la même manière que dans son œuvre plastique, une quête de l’impossible, doublée d’une allégeance au silence et au néant.  Si cette recherche passe par le désir d’un renouveau des modes et des harmoniques spécifiques à la chanson arabe, projet conçu et élaboré dès les années soixante dix, la passion de l’indicible va très vite le mener vers l’exploration d’expériences mystiques de grands soufis, tels que al Niffari et al Hallaj. Expérience limite du Tawhid, de l’union avec Dieu.
Sa voix va se confronter aux textes de ces deux grands mystiques, respectivement, Les haltes et le Diwan. Il va essayer d’exalter, par des modulations où le mot et la phrase ne sont plus que prétexte au vibrations sonores, l’amour, la passion et la douleur d’une expérience qui nécessite l’abolition de  l’être en vue de la fusion avec l’Etre, avec Dieu.
Le mot dans le chant de Najib Cherradi, toujours évanescent, resurgit toujours comme un phénix. Prière et tension, nés d’un vide sémantique, s’alternent pour laisser percevoir le silence comme étendue spirituelle où se devine, la déchirure cosmique et l’anéantissement de ces deux grands soufis.
L’expérience mystique, si seule une parole approximative et indéfinie peut en approcher, elle demeure, dans sa réalité expérientielle et irréfragable, au-delà et en deçà de toute parole. Aussi le chant de Najib Cherradi, se fait-il suggestion sonore  qui disparaît dans l’étendue spatiale de sa voix, tendue à l’extrême.
Dans une interview accordée à Rachid Nini, Najib cherradi dénonce la tendance de l’homme à confondre art, création et divertissement. La paresse de l’écoute et du voir, réveille inévitablement les zones obscures de l’être et rend visible les parois lisses de béotiens sentimentalistes.

L’horizon de Najib Cherradi, toute sa démarche artistique, pourrait se rassembler en un  dit : comment vivre sans le risque devant soi.

Rajae Benchemsi
Marrakech octobre 2021