L’émigration est un exil choisi

Image de couverture: 
charaf-el-ghernati

Charaf El Ghernati s’attache à une création empreinte de gammes chromatiques vives et contrastées, qui laisse apparaître par le geste et la matière, l’émotion de l’artiste qui puise son inspiration dans ses souvenirs vécus au Maroc.

Les personnages et les motifs occupent avec assurance la surface de la toile. Son style expressionniste pleinement abouti est une exaltation de ses sentiments et une réconciliation avec son passé. Son travail artistique se réfère à la culture marocaine. « Souk », « Gnaoua », « Le charmeur de serpents »…sont des créations qui donnent à voir son interprétation de certaines scènes qui ont marqué son enfance.

Une nostalgie grandissante et pesante car Charaf vit son émigration au Canada comme un exil choisi.

e-taqafa : Dans quel mouvement artistique inscrirez-vous vos créations ?

Charaf El Ghernati : Je dirais que mon travail se situe dans le néo-expressionnisme qui a vu le jour dans les années soixante-dix en Europe et aux États- Unis. C'est un mouvement qui a repris la figuration en réponse à l'art minimaliste et conceptuel.

e-taqafa : Certaines formes renvoient à des aspects de la culture marocaine, pourquoi ?

Charaf El Ghernati : C'est le sujet du tableau qui fait référence à la culture marocaine qui est la mienne. Je pense que mon travail est influencé côté formel par certains peintres occidentaux comme Georg Baselitz, je crois que cette influence est tout à fait normale, vu que j'ai passé une bonne partie de ma vie loin du Maroc et que je me suis intéressé aux différents styles et mouvements artistiques.

e-taqafa : Comment choisissez-vous les titres des tableaux, « Le vivre ensemble » par exemple ?

Charaf El Ghernati : Les titres viennent stimuler ma mémoire. Celui de Gnawa par exemple,danse que tout marocain connaît, m'avait permis d'exploiter un espace pictural assez riche en couleurs et en formes. Je n'essayais pas de capter la justesse du mouvement, mais plutôt cette charge émotionnelle qui s'en dégage. Par contre, pour « Le vivre ensemble » le titre est venu après la création du tableau. Au lendemain de l'attentat de la mosquée du Québec, l'émotion était très forte et palpable. J'avais perdu des amis ce soir là. Une envie (légitime) m'avait prise de rendre un hommage aux victimes. Une semaine après, j'ai commencé la plus grande toile de mon exposition. Je n'avais pas besoin de grand- chose à part mon pinceau et ma solitude. Tout le monde après parlait du vivre ensemble. Le titre s'est imposé de lui même.

e-taqafa : Votre palette est intense, les couleurs sont variées, pourquoi ce choix ?

Charaf El Ghernati : C'est une question de lumière. La lumière est rare dans un pays nordique. Ma mémoire se nourrit de souvenirs vécus durant mon enfance passée au Maroc. Cette lumière rendait justice aux couleurs qui m'entouraient. La peinture me permet d'exploiter cette richesse et de rassasier cette boulimie que j'ai vis-à-vis d'elle.

e-taqafa : Créer est-il pour vous une restitution de la mémoire « fatiguée » comme vous précisez dans votre texte de présentation ?

Charaf El Ghernati : Oui. Après tant d'années passées loin du Maroc, il devient lourd et pesant de garder cette mémoire emprisonnée à l'intérieur de moi-même. Le Maroc que j'ai connu a changé, n'est plus là. Beaucoup d’aspects ont changé au Maroc depuis mon départ. Le Maroc est un pays qui change continuellement. Le seul endroit où mon Maroc est réel, c'est dans mon atelier. Il n'a pas de frontières. Celui là m'appartient, et je pense qu'il m'a sauvé en quelque sorte.

e-taqafa : Dans le même texte, vous qualifiez votre émigration d’exil, pourquoi ?

Charaf El Ghernati : L’émigration, je l’ai subie. Les raisons sont multiples. L'exil est plus moral que physique. On pense qu'avec le temps les choses vont s'arranger d'elles mêmes. Non. La mémoire elle, est présente avec toute son imperfection. Elle attend la moindre petite fissure (interne) pour se faufiler. Et là...

e-taqafa : Vivre au Canada quand on a des origines marocaines a-t-il des particularités ?

Charaf El Ghernati : Oui bien sûr. Je viens d'une culture totalement différente. Je dirais même que la culture nord américaine est très différente aussi de la culture européenne. Chez-nous et en Europe, notamment en France où j'ai fait mes études supérieures, la parole est très importante. Au Canada l'acte, l'est plus. Au début, il fallait une bonne période d'adaptation. Après, l’attentat du 11 septembre 2001, beaucoup d’aspects ont basculé du mauvais côté. C'est là où ma fissure interne est apparue.

e-taqafa : Que représente pour vous ce retour au Maroc pour exposer à l’Espace Rivages ?

Charaf El Ghernati : Une grande joie. Je suis né à Rabat. Ma mémoire aussi. Je suis revenu donner à cette ville ce qu'elle mérite, un espace de paix. J’aimerais d’ailleurs remercier la Fondation Hassan II pour son accueil chaleureux, cette chaleur humaine qui est une particularité marocaine, et que malheureusement nous n’avons pas ailleurs. Je remercie également ma mère qui m'a tant fait aimer l'art quand j'étais enfant.

Propos recueillis par Fatiha Amellouk pour e-taqafa.ma