Les jardins du Maroc

Image de couverture: 
Agdal de Marrakech

Si dans chaque contrée existe un endroit clef, point de rencontre des hommes et des idées, lieu recelant les mythes et les légendes, évoquant l’art de vivre et les fondements d’une civilisation, ce lieu pour nombre de marocains, est certainement le jardin. Partout, sur bois, sur pierre, au niveau de la poésie, des étoffes ou du tapis, le jardin s’offre comme un rêve de faste et de beauté, un lieu de délices spirituels autant que matériels. Mais il est aussi  par son ordonnancement comme par les éléments qui le composent, un espace symbolique peuplé de signes et de références. Mais quelles réalités se profilent au-delà de la suavité du mythe, quels symboles alimentent le foisonnement des images inscrites dans la poésie, le conte, la céramique ou le tapis ?

Par delà les étendues brulées par le soleil, à la lisière de l’entrelacs populeux et bruyant des médinas, les jardins s’offrent comme des enclaves de fraîcheur et de paix. Mais l’eau, les arbres, ne se contentent pas d’être au service d’un épicurisme raffiné, ils ont aussi une vocation nourricière :  de Marrakech, aux confins de l’Andalousie,  les jardins se déploient en vergers plus ou moins vastes à l’intérieur et à l’extérieur des remparts de la ville. Contre l’hostilité du monde extérieur , al ‘arsa se veut un lieu clos, derrière les remparts , elle se dresse face aux immenses étendues arides, ordre contre chaos, fraîcheur et limpidité contre chaleur et poussière, vie paisible et intime contre agression et inconnu.

Ainsi, si l’entretien d’une végétation qu’elle soit nourricière ou protectrice est au Maroc, un art, c’est du fait des agressions multiples d’une nature d’autant plus hostile que l’eau est rare et ô combien capricieusement répartie, ce qui nécessite des miracles d’ingéniosité pour la maîtriser et en contrôler l’usage.

Dans al-‘arsa comme jnan, le jardinier qui est en fait  un  paysan car il s’agit là moins de jardins d’agrément que de jardins nourriciers, est un architecte tout autant qu’un horticulteur. Il a appris au cours des siècles à découvrir les eaux temporaires ou cachées, à les stocker pour la période sèche, à les convoyer, à l’abri de l’évaporation dans des canalisations souterraines, Il en sait le prix et sait aussi tirer profit de l’association des plantes protectrices du rayonnement brûlant du soleil aux récoltes nourricières essentielles. Il sait éviter l’écoulement trop rapide de l’eau à travers les versants en les taillant en terrasses échelonnées, multipliant les effets de fécondation des séguias, conduisant l’eau d’un étage à un autre. Mû par son élan, il sacralise aussi les sources, car contrôler l’eau est un   symbole puissant dans un environnement  où elle manque cruellement. Au Maroc,  cela n’est sans doute pas un hasard, les adaptations techniques en la matière sont l’objet d’une intense appropriation symbolique.

En remontant vers les prouesses techniques qui constituent les soubassements de ces jardins, on peut donc effeuiller des pans entiers  d’un imaginaire collectif qui a fait de l’eau, ordonnatrice du jardin, un fondement de l’art de vivre, de construire et d’habiter.
Comment, dès lors, une telle communion avec la terre maîtrisée, construite, conservée au prix d’un effort incessant n’engendrerait-elle pas un certain nombre de valeurs symboliques dont l’art de vivre porte la trace ? Le mot revoie donc, à l’origine, à l’idée de terre couverte de verdure ou à une zone inondée, par conséquent à la fois à l’idée d’espace vert et d’espace irrigué. Si dans le contexte marocain, il renvoie aussi au cimetière, c’est que ce dernier souvent couvert de verdure, est censé rappeler aux vivants une image lointaine du paradis promis aux croyants.

Témoin exemplaire de cette longue chaîne de transmission de savoirs, de sensibilités et de techniques de part et d’autre de la Méditerranée, il s’implante surtout au Maroc, après la chute de Grenade, au plus fort de la reconquista et de l’afflux des immigrants andalous qu’elle provoque, qui vont trouver refuge dans les grandes cités impériales, telles Fès ou Marrakech. On a souvent dit des méditerranéens qu’ils aimaient  à enfermer l’espace et à rehausser au maximum ses qualités de lumière et de couleur. Il était donc dans l’ordre des choses que le jardin pénètre dans la maison, on peut même dire que la maison qu’est le riyâd est un jardin, tant  toute son architecture est composée en fonction du jardin lui-même et de la destination de ses éléments principaux. Clos de murs, bordé  à ses deux extrémités de deux corps de logis face à face, il rappelle bien sûr toute l’influence andalouse mais aussi plus généralement le poids de l’héritage méditerranéen quand on sait que les Grecs ont implanté dès le IVe siècle av. J.C, un mode d’habitation comparable en Tunisie, et que dès le IIe siècle av. J.C, les Romains diffusèrent ce principe du péristyle, avec son  système de cour à colonnes.

A ce jardin intime qui s’ouvre sur un patio fleuri, héritage d’une Andalousie mythique, nourri des apports grecs, romains, arabes, qui est  devenu une composante fondamentale de la maison traditionnelle marocaine, il faudrait adjoindre, un autre type de jardin, figure dominante du paysage méditerranéen, qui s’est, cette fois, diffusé du sud vers le nord, pendant des siècles,  dans une pérégrination continue et passionnée des hommes, des idées et des techniques. Ce jardin à vocation nourricière renvoie à la figure de l’hortus ou du domaine irrigué.

Dans ces pays de soleil,  il s’agit d’un domaine d’ombre et de fraîcheur mais aussi d’un  jardin verger,  dont l’image la plus expressive est celle de l’Agdal de Marrakech, ou celles des huertas (transposition espagnole de huertus), comme la palmeraie d’Elché ou les orangeries de Murcie ou Valence. Ce type de jardin  est la forme la plus exemplaire d’une communauté de valeurs symboliques qui fonde une certaine culture méditerranéenne, dont l’Espagne et l’Italie furent à beaucoup  d’égard, les passeurs, notamment au niveau de la  redistribution des apports venus d’Orient et véhiculés par les arabes.
L’Agdal de Marrakech, auquel la Fondation Benetton, a choisi de décerner en 2000, le prix Carlo Scarpa, affirmant par là même, le rôle fondamental joué par le Maghreb dans l’élaboration d’un certain paysage  méditerranéen en est une illustration frappante.

Dans la typologie des jardins marocains, l’Agdal renvoie à un type de jardins vergers  qui se trouvaient  à proximité du palais des sultans et dont la caractéristique est qu’ils étaient toujours clos, entourés de remparts, divisés en enclos et  pourvus d’immenses pièces d’eau.
En créant ce jardin à la lisière du désert, au XIIème siècle,  sur une surface de 500 ha, les souverains de la dynastie almohade  ont réalisé un véritable exploit d’urbanisme végétal puisque ce jardin occupait à l’origine, une surface sensiblement comparable à celle de la ville intra-muros : 500 hectares pour le jardin, 600 pour la ville.

Ce n’est donc pas un hasard si la ville de Marrakech devient à cette époque,  le point de départ d’un certain modèle de jardin. C’est entre le XIème  et le XIIème siècle, sous l’impulsion des grandes dynasties almoravide  et almohade, que la cité devint non seulement capitale d’empire mais au confluent des grandes routes qui mènent aux confins de l’extrême sud et du désert et aux confins des grandes routes du Nord en partance vers l’Europe.  Dans ce grand empire musulman d’occident, qui vient de naître, Gibraltar trait d’union entre deux continents devient le point d’orgue d’un brassage culturel  dont l’ampleur et l’effervescence créatrice,  permettent des réalisations de très grande ampleur.

L’Agdal et la Ménara de Marrakech deviennent dans ce contexte,  un symbole fondamental de la puissance royale mais aussi la quintessence du bon gouvernement matérialisée à travers la gestion et l’aménagement de l’espace. De la fondation de la ville à la fin de l’époque almohade, ces jardins, qui se déploient au Sud et au Sud Ouest de la médina de Marrakech, vont constituer une véritable ceinture verte qui se déploie à l’intérieur ou à l’extérieur des remparts. Grâce aux hydrauliciens sahariens et aux architectes andalous, Marrakech, devient,   en moins d’un siècle,  la  ville du grand Maghreb où l’on trouve le plus de jardins et d’arbres fruitiers de toutes sortes.  Cet exploit n’aurait pu voir le jour sans la réalisation d’un certain nombre de prouesses techniques et surtout d’une conjonction heureuse d’un savoir faire agronomique et hydraulique nourri au rêve du jardin paradis.

Les textes anciens nous renseignent précieusement sur cette habitude séculaire des souverains bâtisseurs entrant dans une ville, d’y faire immédiatement planter un verger, une "buhayra" . L’Agdal  est  le terme berbère qui désigne la « buhayra ». Mais ce sont les « khettaras », ces canalisations souterraines qui drainent l’eau de la nappe phréatique jusqu’à la surface irriguée grâce à la pente inclinée du terrain, qui constituent, par leur ingéniosité, leur ampleur, la clef de l’essor de ces jardins. Ce système d’irrigation existait déjà en Mésopotamie dès le VIIIème siècle avant JC. Connu en Andalousie sous le nom de "qanat", il va modifier d’une manière décisive la configuration paysagère de Marrakech et de sa région.

Ce système d’irrigation se révéla d’autant plus vital que les besoins en eau de  l’Agdal furent, dès l’origine, très importants : les dossiers techniques de l’administration coloniale française, durant la première moitié du XXème siècle, attestent que l’Agdal à lui seul exigeait deux fois plus d’eau que tous les autres espaces plantés de la ville réunis.

Doté de deux grands bassins, Dar-al-Hana et Al Gharsiya, qui sont tout autant des réservoirs d’eau que d’immenses miroirs où se mirent le ciel, la montagne et les cimes des palmiers, l’Agdal parvient à transcender sa vocation utilitaire au profit d’une dimension plus esthétique, dimension renforcée par le choix pour le moins exceptionnel de  son site d’implantation : l’horizon y est bordé au nord par les collines arides du Jbilet et au sud par les cimes enneigées de l’Atlas, attestant de la  volonté de ses concepteurs de tirer le meilleur parti du grand paysage qui l’environne.

Né d’un  "imaginaire de la fertilité", l’Agdal ressemble, en fait, au sol où il se dessine, au paysage où il prend forme. Ce n’est donc pas un hasard si, à l’image de l’oasis dans le désert, la première spécificité de ce  jardin c’est qu’il est coupure, retranchement : le jardin s’épanouit à l’ombre des remparts. Il est le lieu où privilégié où la nature s’organise, se projette en une figure aussi rassurante que possible.

Mais ce geste constitutif du jardin qui le définit comme espace intérieur, ne cesse en même temps, de nous renvoyer vers cela même dont il s’est retranché. Les remparts attestent que le jardin est médiateur entre la précarité de la ville et la puissance du dehors, du désert, du néant. Il proclame qu’au sein du faste et de la profusion, le plaisir le plus aigu est aussi le plus menacé et que là au sein même de ce risque, réside toute son acuité.

Le jardin est donc le lieu privilégié où la nature s’épanouit, s’organise, se projette en une figure aussi rassurante que possible. Les enclos bordés de grandes allées rectilignes se prolongent en vergers  dont la beauté tient, entre autres, au fait qu’aucun effet décoratif  n’est escompté. 60 000 arbres furent plantés à l’origine, dont la moitié d’agrumes et l’autre d’espèces variées parmi lesquelles des grenadiers, des pruniers, des vignes, des oliviers, des figuiers, des mûriers, des abricotiers, des poiriers, des jujubiers. Ces plantations de rapport avec leurs longues haies soigneusement dessinées témoignent, certes,  d’une vocation plus agreste que d’agrément, mais le jardin dans sa diversité chante l’union du minéral et du végétal, dans une même aspiration à la fois spirituelle et sensuelle.

En effet, la marque d’authenticité de l’Agdal de Marrakech et de toutes les réalisations issues de ce modèle, c’est la puissance dans la sobriété. Même les pavillons qui se dressent à l’orée du jardin s’intègrent naturellement à l’ensemble car rien dans leur architecture ni dans leur décor ne cherche à briser la primauté accordée à l’élément végétal et à la mise en scène de l’eau.

En fait, le tracé du jardin comme sa disposition, sont proportionnés selon une cohérence qui trouve sa légitimité dans l’observation de la nature, la jouissance de ses attributs et le désir de les conserver. Une fois le jardin mis en place, en fonction du flux de l’eau, de l’exposition au soleil, de la position par rapport aux essences végétales, l’homme se réjouira de l’arbre, des racines, des couleurs, des jeux de lumière et des reflets dans l’eau. Aucune rupture n’existe  entre les nécessités matérielles et la part de rêve que suscite le jardin. L’Agdal  devient ainsi le lieu emblématique d’un enracinement qui atteste du lien fondamental avec la terre nourricière, productrice des fruits, des images et des songes.

Dans la poésie du "malhoun" , notamment dans l’une de ses pièces les plus fameuses consacrée à l’Agdal, le poète égrène tous les prodiges de la nature,  nous invitant à dépasser à travers le spectacle du jardin l’apparence des choses :

Ouvre grand tes yeux, jouis, savoure et contemple le prodige du jardin, s’offrant à ton regard,
Contemple le cyprès s’élançant vers le ciel par la grâce du Prince,
Sa taille et sa vertu aussi belles l’une que l’autre,
Contemple orangers et citronniers qui émaillent le fouillis des branches, telles ces belles de chez nous, si fières de leurs coiffes,
Contemple l’allée des pommiers […]
Contemple le palmier […] 

Après les cimes, le retour à la terre s’effectue au niveau le plus humble :

Contemple la terre avec des couleurs, tels des tapis harmonieusement tendus pour une mystérieuse fête à venir.

Le jardin, microcosme du monde, devient un miroir, un témoin des prodiges de la création divine.

Au delà de sa fonction de subsistance vitale, l’Agdal a donc joué un rôle spirituel et intellectuel de premier ordre, donnant lieu à une créativité poétique sans précédent.  Quant à son rôle social, il perdure encore dans  les grandes cités impériales. En effet, en préservant l’équilibre écologique de la ville, il a aussi tissé, sur le plan anthropologique, des liens fondamentaux entre l’homme et la nature. A Marrakech, à Fès et ailleurs, l’arrivée du printemps donne lieu, chaque année au rituel de la  "nzaha". Il s’agit d’une fête canonique qui se déroule chaque année en l’honneur du printemps et qui donne lieu à de grands rassemblements familiaux ou corporatifs au sein des jardins. Cette atmosphère de liesse, suscitée par cette façon de vivre et d’habiter le jardin, valut à la ville de Marrakech, le surnom d’ "al bahja", la cité de la joie.

C’est à cette occasion, que le poète du "malhoun", chante ces quelques vers qui consacrent la souveraineté incontestée de l’Agdal sur les autres jardins de la ville :

Grand est notre bonheur
Et cette fragrance qu’apporte la brise
Annonce le temps de la félicité
L’Agdal à son réveil revêt ce matin
Sa verte robe de soie
Superbe et altier, il nargue les autres jardins
Et leurs branches vertes, cous ployés, lui font la révérence.

Mais après avoir vécu dans un rapport d’osmose et d’harmonie profonde avec la nature, Marrakech a vu, peu à peu, cet équilibre écologique, se rompre. Une grande partie des vergers qui ceinturaient la ville, de part en part, ont disparu. Certes l’Agdal a survécu depuis le XIIème siècle, à toutes les vicissitudes de l’Histoire. Mais à quel prix? Ce patrimoine essentiel est aujourd’hui en péril, et sans la sollicitude royale de Feu le Roi Hassan II, qui en a confié la gestion aux domaines royaux, en 1970, il aurait certainement disparu à jamais.


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