De Prost à Écochard, le roman d’une aventure urbaine

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L’avenue des FAR a été percée dans les années 1950 pour relancer la projet de quartier des affaires. Cette nouvelle artère a rapidement pris des allures de City avec ses immeubles de grande taille à la pointe du modernisme.

Depuis sa création, la ville nouvelle a été mondialement célébrée pour son urbanisme pionnier. Une vérité historique qu’il est bon de rappeler. Récit d’une véritable épopée.

Un an seulement après le débarquement français de 1907, les prémices d’une gestion moderne de la ville apparaissent : l’éclairage public est organisé, les marchés aménagés, un abattoir ouvert, les maisons numérotées, les noms des rues affichés en arabe et en français, un budget municipal est dégagé. Arrivé à Casablanca le 13 mai 1912, Hubert Lyautey porte un intérêt immédiat à la ville blanche et à son atmosphère particulière, qui n’est pas sans rappeler le Far-West. Le Résident a pour Casablanca de grands projets. Bien avant la signature du traité du Protectorat, la ville attire une importante population européenne, en quête de bonnes affaires et d’horizons nouveaux. En 1905, sur 20 000 habitants, on recense 570 européens. Ils seront 31 000 en 1914 ! Auxquels vont bientôt se rajouter d’autres milliers de Marocains, attirés par l’essor du nouveau port, dont la construction est entamée dès 1913.

LE RÈGNE DE l’ANARCHIE

Très vite la petite cité est débordée. La spéculation sur les terrains extra-muros s’affole : une parcelle achetée 0,05 franc le mètre en 1908, se revend 317 francs en 1913. Les constructions poussent anarchiquement. Il est temps de mettre de l’ordre dans tout ça.
Dès 1912, l’ingénieur-géomètre Tardif trace un boulevard circonscrivant un territoire d’un kilomètre de profondeur autour de la ville ancienne et définit les contours d’un quartier résidentiel au lieu-dit Mers-Sultan, non loin de la route de Médiouna.
Les services publics minimaux s’organisent tant bien que mal, mais en matière d’urbanisme, l’anarchie continue à régner. Faute d’une politique d’hygiène, le typhus et la variole font des ravages. C’est dans ce contexte que débarque, à l’appel de Lyautey, Henri Prost (1871-1959), membre de la Société française des architectes urbanistes, récemment créée sous les auspices du Musée social.
Nommé directeur du service d’Architecture et des Plans de la ville – administration encore inconnue en France –, en 1914, Prost s’entoure d’une pléiade d’architectes et d’ingénieurs de talent, qui sont pour la plupart recrutés au sein de la section d’Hygiène urbaine et rurale dudit Musée social. Sous sa houlette, ils vont élaborer les plans directeurs des principales villes du Maroc (Rabat, Fès, Meknès, Marrakech, …).

UN LABORATOIRE D'URBANISME

 Henri Prost restera huit ans au Maroc. Il inscrira définitivement Casablanca dans l’histoire des villes modernes.

Prost présente son premier plan d’aménagement de Casablanca en 1915. Sur la base du boulevard circulaire de Tardif, l’urbaniste dessine un plan radioconcentrique, basé sur un système hiérarchisé de boulevards reliant les points nodaux de la ville nouvelle. De belles et larges avenues prenant en compte l’avènement de l’automobile, celles-là mêmes qui permettent aujourd’hui encore, un siècle plus tard, une circulation relativement fluide en tous cas comparativement aux métropoles de même taille de par le monde. S’inspirant des expériences allemandes et américaines en matière de zoning et d’occupation des sols, Prost découpe la ville en parcelles suffisamment généreuses pour accueillir l’implantation de ces immeubles îlots, dotés de cours intérieures et/ou de passages couverts, qui feront l’admiration de tous et, offriront tant de cachet à la cité. Tout un arsenal juridique, aussi radical qu’innovant – en ces temps d’urbanisme balbutiant – a dû être élaboré pour permettre les percées des nouveaux boulevards, le remembrement des parcelles, ainsi que les servitudes (alignement, gabarits et autres arcades) prévus dans le plan. Pour ce faire, Prost s’est appuyé sur les compétences d’éminents juristes, dont Guillaume de Tarde et ce, bien évidemment, avec la pleine bénédiction de Lyautey. Cette réglementation urbaine, alliant à la fois une sévère rigueur à un esprit de conciliation – il en fallait pour affronter les membres du Syndicat des propriétaires européens – sera bientôt érigée en exemple dans les colloques internationaux, réunissant architectes et urbanistes, qui se multiplient à partir des années trente. On parlera, à propos de Casablanca d’« urbanisme pragmatique ».
Dans son projet casablancais, Henri Prost n’oubliera pas de mettre en œuvre les recommandations de son ami Jean Claude Nicolas Forestier, en réservant d’importants emplacements à quelques grands parcs et moult squares, mais surtout en dotant abondamment les avenues d’arbres d’alignement – sachant que dans le cas de Casablanca, l’urbaniste n’a pu donner jour au rêve de cité-jardin, si cher à Forestier. Il se rattrapera avec le succès que l’on sait, sur des villes comme Marrakech et Rabat. La réglementation établie par Prost restera en vigueur à Casablanca jusqu’à la fin des années quarante, donnant naissance à cette ville blanche, moderne, élégante et aérée qui stupéfiait ses visiteurs, si l’on en croit la littérature de l’époque. Lors d’une conférence, donnée à Paris en 1926, Lyautey – pourtant prompt à s’accaparer les mérites de « son » œuvre marocaine – reconnaîtra que c’était bien « le grand urbaniste M. Prost qui fut réellement l’inspirateur de nos villes nouvelles », et de poursuivre plus loin : « l’urbanisme tel que nous l’apporta le goût des ordonnances harmonieuses, élégantes et vastes, c’est leur conciliation avec les nécessités du XXe siècle, avec les besoins d’une usinerie et d’une circulation qui ne connaissent plus de limites et qu’il faut satisfaire ».

Conçu par l’équipe d’ATBAT-Afrique, l’immeuble Sémiramis (1952, Georges Candilis, Shadrach Woods, Vladimir Bodiansky et Henri Piot) fait partie d’un ensemble de trois immeubles, expérimentant un nouveau concept de logement collectif.

UN TERRAIN D’EXPÉRIMENTATIONS ARCHITECTURALES

En matière d’urbanisme à proprement parler, il ne se passe rien de particulièrement révolutionnairement à Casablanca entre 1930 et 1940. Le plan de remaniement que présente Alexandre Courtois, en 1943, n’est pas avalisé. Il faudra attendre l’arrivée, en 1947, de Michel Écochard pour qu’un nouveau plan d’aménagement soit mis en place. Âgé de quarante-et-un ans lorsqu’il débarque à Casablanca, Écochard est déjà une figure connue de l’architecture française. Il a exercé, en tant que directeur du service de l’Urbanisme en Syrie et a réalisé une partie du plan d’aménagement de Beyrouth. Mais c’est au Maroc, en travaillant sur les plans d’aménagement de Rabat, d’Agadir, de Fès, de Port-Lyautey(1) et de Casablanca, qu’il va véritablement pouvoir appliquer ses principes inspirés de Le Corbusier et du groupe CIAM(2) – dont il est le représentant au Maroc. Les temps ont changé. L’objectif n’est plus de créer des villes nouvelles, mais de répondre à la pénurie de logements qui atteint une nouvelle population : le sous-prolétariat marocain que la modernisation de l’économie et l’exode rurale ont fait naître. N’oublions pas que c’est à Casablanca que le mot « bidonville » a été créé et ce, dès la fin des années vingt. C’est d’ailleurs pour traiter cet aspect d’une question devenue politiquement sensible, qu’Eirik Labonne – un des Résidents des plus « libéraux » qu’est connu le Maroc – fait appel à ses services.

 Michel Écochard expliquant la trame sanitaire. Il mènera une bataille sans merci du logement social face aux intérêts du grand capital.

La grande affaire d’Écochard sera de concilier les principes – on ne peut plus radicaux – du Mouvement moderne avec l’héritage humaniste et culturaliste légué par Lyautey, Forestier, Prost et compagnie. Il s’y attèlera avec succès. Il commence par engager dans son équipe pas moins de cinq paysagistes diplômés de l’école de Versailles, justifiant ce choix devant l’administration par un manque d’urbanistes de talent. Par ailleurs, il entame son ouvrage par une approche anthropologique sur le mode d’habiter des populations concernées, plus proches des études effectuées par Cadet et Brion pour la réalisation des nouvelles médinas que de celle, utopique et radicale, que préconise Le Corbusier.
En dessinant l’actuel Hay Mohammadi selon la trame de 8m sur 8m – qu’on appellera « trame Écochard » – l’urbaniste savait-il qu’il révolutionnerait l’Histoire de l’architecture, chapitre Habitat social ? Nul ne sait. Son idée, simple et frappée de bon sens, est de fournir à chaque famille déshéritée un deux-pièces plus salle d’eau et patio, construit et disposé de manière à se transformer – au fur et à mesure de l’élévation du niveau de vie des concernés – en bâtiment R + 3. Aujourd’hui encore, des dizaines d’étudiants en architecture suisses, allemands ou français, arpentent les rues de Hay Mohammadi – n’hésitant pas à taper à la porte des habitants habitués – pour étudier cette fameuse trame sanitaire 8 x 8.
Au centre-ville, Écochard propose, en 1951, dans un rapport sur l’aménagement de Casablanca, un plan d’extension linéaire, le long de la côte, qui reliera les deux pôles portuaires de Casablanca et de Mohammedia, bordé par la création de l’autoroute Casa-Rabat. Il réalise la percée de l’avenue des FAR, relançant le projet de quartier d’affaires proche du port, où se construisent « en dents de peigne » de nouveaux bâtiments, dont l’hôtel Marhaba d’Émile Duhon(3), qui fut pendant longtemps un repère dans le paysage urbain de la ville. Les plans de zoning d’Écochard, approuvés en 1952, resteront en vigueur à Casablanca jusqu’en 1984, date de la publication du nouveau schéma directeur élaboré par le cabinet de Michel Pinseau.
Démis de ses fonctions en même temps qu’Eirik Labonne que remplace le Général Guillaume, Écochard exercera une grande influence sur la nouvelle génération d’architectes qui entre en scène à l’Indépendance. Il décrira son expérience dans un livre, Casablanca, le roman d’une ville. Beau roman, en vérité.

ÉLODIE DURIEUX ET JAMAL BOUSHABA

1. Port-Lyautey, actuelle Kénitra.
2. CIAM: Congrès international d’architecture moderne. Tenu en 1933, à Athènes, il a débouché sur une charte rédigée par Le Corbusier.
3. Émile Duhon (1911-1983). Associé de Marius Boyer, il reprend son agence en 1948. Il sera l’architecte attitré de Mohammed V.

Source : Casamémoire le Mag