Depuis près de vingt ans, Nissrine Seffar développe une œuvre ancrée dans la mémoire et les territoires marqués par la violence. Entre la France et le Maroc, elle utilise des matériaux bruts – terre, poussière, objets chargés d’histoire – pour créer des installations, des performances et des empreintes. Ses projets, comme Guernica Huella ou ses recherches à la Villa Médicis, explorent les traces du passé à travers une approche qu’elle qualifie d’"archéologie sensible". Rencontre avec une artiste qui transforme la matière en récits universels, interrogeant l’absence, la guerre et les mémoires enfouies.
E-taqafa : Qu’est-ce qui inspire votre démarche artistique et comment la définiriez-vous ?
Nissrine Seffar : Ma démarche artistique est profondément liée à la mémoire, aux territoires traversés par la violence, au corps et à la trace. Ce sont les lieux oubliés, les silences d’après la catastrophe, les ruines, les stigmates invisibles qui m’inspirent. Je travaille souvent à partir de prélèvements de terre, de sol, de poussière, d’objets chargés d’histoire que je transforme en empreintes. Mon art pourrait se définir comme une archéologie sensible. Je cherche à faire surgir l’absence, à donner forme à l’irreprésentable. Mes œuvres sont des tentatives de transmission de mémoires enfouies, à travers la matière, le geste et souvent des rituels.
E-taqafa : Pourquoi avoir choisi de vous exprimer à travers l’art contemporain plutôt qu’une forme plus classique ?
Nissrine Seffar : Parce que l’art contemporain me permet de ne pas trahir ce que je veux transmettre. Il m’offre une liberté totale pour mêler différents médiums : peinture, dessin, vidéo, performance, matière organique. Je n’ai jamais cherché à illustrer un sujet, mais plutôt à créer un espace sensible, une expérience physique de la mémoire. Travailler avec de la cervelle animale, des tissus usés, du plâtre, de la terre… cela dépasse le cadre classique. Ce n’est pas une forme qui m’a attirée, mais une nécessité.
E-taqafa : Que souhaitez-vous transmettre au public à travers Guernica Huella ?
Nissrine Seffar : Guernica Huella est une œuvre née d’un prélèvement direct au sol, à Guernica, sur les lieux mêmes du bombardement. C’est une empreinte du sol, des pavés, des racines d’arbres calcinés, comme une mémoire fossile. Ce que je souhaite transmettre, c’est une mémoire incarnée. Pas une mémoire historique figée, mais une mémoire vivante, sensible, presque corporelle. C’est une manière d’écouter autrement le passé, à travers la matière.
E-taqafa : En quoi Picasso a-t-il influencé votre manière de peindre et de penser l’art ?
Nissrine Seffar : Picasso a été pour moi un artiste important dans ma carrière. Non seulement pour Guernica, cette œuvre majeure sur la guerre et la douleur, mais aussi pour son rapport à la matière, à l’expérimentation, à l’émotion brute, il peut transmettre l’horreur par le geste. C’est un grand artiste.
E-taqafa : Vous vivez entre la France et le Maroc. Comment cette double culture nourrit-elle votre création ?
Nissrine Seffar : Je vis cette double culture comme une richesse, mais aussi comme une tension. C’est ce va-et-vient entre le Nord et le Sud, entre l’oubli et la mémoire, entre le visible et l’invisible, qui nourrit mon travail. Au Maroc, je suis en contact avec des lieux où les traces du passé sont encore très présentes qui me nourrissent et m’amène à mes racines, En France, je me sens en prise avec les outils conceptuels, critiques, qui me permettent de les activer artistiquement. Cette position entre deux mondes me pousse à chercher des langages universels, qui touchent à la mémoire collective.
E-taqafa : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la scène de l’art contemporain au Maroc ?
Nissrine Seffar : La scène contemporaine marocaine est vivante, puissante, mais elle reste encore très fragmentée. Il y a une véritable énergie, une créativité profonde, mais souvent sans les structures solides pour l’accompagner durablement. Les artistes travaillent avec peu de moyens, dans une grande solitude parfois. Pourtant, ils produisent des œuvres d’une grande force. Il y a une génération entière qui mérite d’être mieux reconnue et soutenue.
E-taqafa : À votre avis, que faudrait-il mettre en place pour mieux soutenir les jeunes artistes au Maroc ou ailleurs ?
Nissrine Seffar : Il faudrait d’abord des espaces d’expérimentation libre, des lieux non commerciaux où l’on peut chercher, se tromper, recommencer. Il manque aussi des passerelles avec l’international, des résidences, des échanges. Mais surtout : il faut croire dans la pensée de l’artiste. Pas seulement dans sa technique ou dans le marché. Soutenir un jeune artiste, c’est accepter de l’accompagner dans un langage qui n’est pas encore stabilisé. Il faut du temps, de l’écoute, et du respect pour le processus.
E-taqafa : Quelles sont vos sources d’inspiration les plus fortes en ce moment ?
Nissrine Seffar : En ce moment, je travaille beaucoup autour de la matière cérébrale, de la mémoire mentale et des violences invisibles. Je m’inspire de lectures comme Images malgré tout de Didi-Huberman, des témoignages de survivants, mais aussi de films d’animation comme Akira, qui traite de la destruction et de la reconstruction après la catastrophe. Je suis aussi influencée par la guerre en Ukraine, la Palestine, les enfants disparus… Ce sont des réalités contemporaines que j’essaie de transcrire dans un langage non documentaire, mais organique, physique et plastique.