Des fondements poétiques de la chanson de Nass el Ghiwane

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Le lamento se trouve accentué grâce à l’onomatopée plaintive de Paco ; ensuite intervient le chant en chœur  accentuant le lamento sans modulations ou variations musicales et vocales saillantes. La chanson s’achève sur une reprise de la complainte de Paco accentuée par la basse et le chant en chœur avec une légère accélération du rythme pour rendre plus marquante la chute de la chanson en decrescendo.
Le thème de cette chanson est le massacre de Sabra et Chatila[6], événement qui a marqué tous les pays et plus particulièrement le monde arabe. Cet événement n’a pas laissé indifférent le Ghiwane et surtout L. Batma. Toutefois, si critique il y a, elle n’est pas uniquement contre les meurtriers (allusion faite aux sionistes), elle l’est également par la dénonciation sans équivoque du silence et de la passivité de tous les états du monde, états arabes y compris. Le choix du vocabulaire aidant, le chanteur ne cherche pas à dissimuler la critique en usant de métaphores ou d’allusions. Toutefois, la constance du lamento suggère qu’il n’y a pas de réelles différences, pour ce qui est de la performance vocale et mélodique, avec les grandes mélopées égyptiennes. Oui, cette chanson qui aurait pu être un cri de révolte se présente comme un requiem à la mémoire des victimes palestiniennes. Aussi, qu’il s’agisse de Sabra et Chatila,  essif el bettar[7], ana maayit[8], sebhan allah[9], ngoul klami w-nemchifhali[10], lehmoum herfti[11] ou encore de bni w-aalli[12], l’écriture est fortement marquée par les thèmes conjoncturels, axés sur la dénonciation et sur la critique des faits. Cette écriture, en réalité, constate plus qu’elle ne conteste.

Pour ce qui est de la seconde tendance,  Paco, fidèle à son initiation dès son jeune âge au rite et au cérémonial Gnaouis, imprime à ses performances poétiques, musicales et scéniques un caractère confrérique et maraboutique accentué par le choix de rythmes inhérents à ces expressions. Cette écriture use largement de métaphores et d’allusions. Le caractère proverbial et sentencieux de certains couplets lui donne également une force particulière. Cela n’empêche en rien la revendication et la critique directe. Cet aspect est encore plus fort grâce à la prédominance de la basse et à la performance vocale de Paco où le ton est souvent à l’invective. Zad el Hem[13] illustre parfaitement cette tendance, tout comme el meena,essedma[14], Ach jra lik anta[15] et Leghrib[16]. L’album Zad el Hem marque le retour en 1981 de Nass el Ghiwane après quatre années de silence et comporte en outre les chansons essayf el bettar [17]et el qasam[18]. Il est, à notre avis, le plus abouti de toute la carrière du Ghiwane.

Zad el hem (chanson titre de l’album) est composée de trois phases à la manière des chants confrériques : un prélude où se mêlent récitatif et musique, une partie centrale incantatoire où le refrain revient très souvent, ponctuant chaque séquence, et enfin une troisième phase qui évoque la jedba (transe) avec un rythme accéléré qui se termine par un decrescendo basé sur l’alternance des dernières séquences.
La première phase de la chanson est un duo vocal (Paco/Omar). La deuxième est un dialogue entre Paco (basse) et Omar (bendir). La troisième se présente comme un dialogue entre Omar (bendir) et Allal (Snitra) s’achevant sur une performance binaire de la basse et du Snitra. En ce qui concerne l’écriture, il est indéniable que cette chanson porte l’empreinte de Paco, malgré les affirmations, ici et là que seul Batma et feu Boujmeâ écrivaient les textes du groupe. Tout d’abord, le prélude verbal est une invective renforcée par le caractère sentencieux du propos. En second lieu, fait marquant, c’est le rapport entre chanteur et auditeur ; le premier se démarque du second, affiche son désaccord et sa mise à l’index d’un auditeur supposé être aussi bien le gouvernant que l’homme de la rue qui s’est désolidarisé du chanteur. Nous retrouvons cette thématique dans ‘ssedma (Le choc) et ach jra lik enta (Que t’est-il arrivé) ?
Sabra et chatila et Zad el hem représentent deux aspects distincts mais complémentaires du ghiwanisme poétique. Avec Paco, nous avons la complexité de la performance combinant voix, instruments et texte de telle sorte que nous pouvons dire qu’il est question d’un «mini opéra tragique», renvoyant de la sorte à  la  « chanson-dialogue ». L’écriture fonctionne de manière ternaire ou plus. Verticalement, nous avons le prélude (musical ou vocal), le chant incantatoire et la jedba ; horizontalement, la voix se déplace allant de Paco à Allal en passant par Batma et Omar avec des combinaisons et des variations mélodiques et vocales auxquelles chacun des chanteurs participe. L’écriture  de Batma est souvent binaire : verticale dans le sens où le chant fonctionne en deux phases, prélude en solo et chant collectif ; horizontal dans le sens où le déplacement des voix est fait selon un schéma Batma, chœur, Batma, d’où son caractère linéaire et  ne visant rien d’autre que la clarté. 


[6] Massacre qui a eu lieu au camp de réfugiés palestiniens non loin de Beyrouth le 16 septembre 1982.
[7]L’épée fatale.
[8]Je ne suis point las.
[9]Défait.
[10]Epitaphe.
[11]Les tourments pour métiers.
[12]Bâtisseurs.
[13]Trop de Peines.
[14]Assez.v. traduc.
[15]Le choc.v. traduc.
[16]Que t’est-il arrivé ?
[17]L’étranger.
[18]Le serment.

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