Par la photographie, le dessin et la peinture, Yasmina Alaoui impressionne par la diversité de sa création . Dans la série 1: "1001 dreams ", l’artiste suggère un entrelacement vibrant entre la photographie et le dessin. Tandis que la série 2 " Sédiments" est une réflexion à travers l’art à propos de la mémoire et de l’éphémère.
Rencontre
E-taqafa : Une exposition " rétrospectives de deux séries " pourquoi ?
Yasmina Alaoui : En tant qu’artiste, j’ai toujours eu une pratique éclectique : j’aime explorer des matériaux et des thématiques très variés. Pour qu’une rétrospective soit véritablement représentative de mon travail, il m’a semblé essentiel de présenter ces deux séries, qui incarnent deux messages presque opposés, tout en étant reliées par un même fil conducteur. La première est une série figurative et esthétique, où je fusionne photographie et dessin. Les œuvres y sont délicates, intimes, presque murmurées. La seconde, à l’inverse, est une série de grands formats, entre peinture et sculpture, chaotique, brute, traversée par une géométrie arabe abstraite. Deux pôles en tension, mais profondément complémentaires dans ma démarche.
E-taqafa : La série "1001 dreams" est une œuvre à quatre mains, comment est née cette expérience?
Yasmina Alaoui : Depuis l’enfance — je devais avoir 10 ou 11 ans — je dessinais des motifs inspirés de mon environnement au Maroc : les zelliges, le henné, les broderies, les courbes florales sculptées dans le plâtre. Pendant près de 15 ans, j’ai développé une série de dessins à l’encre, nourrie par cet héritage visuel. Lorsque j’ai rencontré Marco Guerra, il était un photographe de mode renommé, collaborant avec des grandes marques, mais il menait en parallèle un travail personnel très intime : des études de nus en noir et blanc, qu’il ne montrait à personne. Un jour, il m’a accordé sa confiance lorsque je lui ai proposé de dessiner sur une de ses photos. Le résultat a été profondément émouvant. À l’origine, nous ne comptions pas exposer ce travail. Une galerie nous a contactés spontanément. Nous avons accepté l’exposition avec beaucoup de légèreté et nous avons été sidérés d’apprendre que les œuvres ont été vendues avant même le vernissage.
E-taqafa : Vous mettez le corps de la femme au premier plan, pourquoi ce choix ?
Yasmina Alaoui : J’ai aussi travaillé sur le corps masculin, mais il est vrai que la majorité de mes pièces explorent le corps féminin. Il y a plusieurs raisons à cela : d’abord, les motifs que j’utilise, très inspirés de la tradition du henné, trouvent naturellement leur place sur des corps féminins. Ensuite, la morphologie féminine — ses courbes, ses volumes — offre une singularité esthétique que je trouve captivante. Elle permet une interaction subtile entre la lumière et la surface, donnant à l’image une qualité presque tactile, onctueuse.
E-taqafa : Et pour la série " Sédiments", comment vous est venue l'idée de la concevoir à travers des matières décomposées ?
Yasmina Alaoui : Même si j’ai choisi une carrière artistique, je reste profondément cartésienne dans ma façon de penser. J’ai un baccalauréat scientifique et des études en biologie. J’ai toujours été fascinée par la rigueur mathématique de la géométrie, en particulier celle de la tradition arabe, où l’abstraction est à la fois stricte et poétique. Après avoir longuement travaillé sur des pièces minutieuses et fragiles comme celles de “1001 Dreams”, j’ai ressenti le besoin de rompre avec cette délicatesse, de m’attaquer à la matière brute, au poids, à la physicalité du geste. “Sédiments” est née de cette envie de renversement : abandonner l’encre fine pour manipuler des éléments lourds, cassants, instables.
E-taqafa : Cette série est-elle conçue pour rappeler "l'éphémère» ?
Yasmina Alaoui : Absolument. Certaines œuvres évoluent même avec le temps. Le sel modifie progressivement les teintes du pigment, la feuille d’or s’oxyde, les os de chameau poursuivent leur décomposition… Ce sont des pièces vivantes, en transformation constante. Elles évoquent la mémoire d’un mur effondré, vestige d’un palais fastueux aujourd’hui rongé par le temps, la chaleur, le feu, la poussière… Il ne reste qu’un fragment, une réminiscence de la splendeur disparue.
E-taqafa : Avez-vous été influencée par des mouvements artistiques aux USA ?
Yasmina Alaoui : J’ai vécu plus de vingt ans aux États-Unis, mais ma pratique artistique est profondément internationale. J’ai partagé mon temps entre le Mexique, le Maroc et l’Europe. Je n’ai jamais pensé faire carrière comme artiste contemporaine ; j’ai étudié les sciences, puis le cinéma, sans véritable formation académique en art. Je ne m’inscris pas dans un courant précis. Je suis mes intuitions, mes obsessions du moment. Cela rend mon travail très personnel, ce qui, je crois, touche profondément les spectateurs.
E-taqafa : Comment vivez-vous votre statut d'artiste d'origine marocaine aux USA ?
Yasmina Alaoui : Ma carrière artistique a commencé à New York — un lieu qui, à mes yeux, est presque en dehors de l’Amérique. À New York, tout le monde vient d’ailleurs. C’est précisément cette diversité culturelle qui fait la richesse de la ville. Même si je m’inscris dans une esthétique contemporaine — une approche très occidentale —, mes racines marocaines sont au cœur de mon travail. C’est cette fusion entre deux mondes qui me définit, et qui, je pense, fait la singularité de mon œuvre.
E-taqafa : Vos origines marocaines ont -elles marqué votre création artistique ?
Yasmina Alaoui : Mes origines marocaines sont absolument essentielles. “1001 Dreams” s’inspire directement des motifs traditionnels du henné. La série “Sédiments” explore la géométrie sacrée et l’architecture marocaine. Quant à ma dernière série exposée à Marrakech, au Comptoir des Mines, elle prend presque la forme d’une recherche sociologique sur les rituels féminins ancestraux au Maroc : les pratiques de l’‘aâdoun’, les rituels du hammam, les tabous autour du corps, des cheveux, ou encore les figures mythologiques comme Aïcha Kandicha.
E-taqafa : Que représente pour vous cette exposition à l'Espace Rivages ?
Yasmina Alaoui : C’est la première fois que je présente ces deux séries dans un même lieu. Bien qu’elles aient été créées à des périodes proches, elles traduisent deux démarches très différentes, tant sur le plan esthétique que technique. Les réunir me permet de montrer la variété de ma pratique, mais aussi l’évolution de mon regard et de mes intentions. C’est une manière de donner une vision plus complète de mon travail, à travers des œuvres qui, malgré leurs contrastes, reflètent une même sensibilité et une même envie d’exploration.