Ville portugaise de Mazagan (El Jadida)

Image de couverture: 
El Jadida (Photographe : Jean-Jacques GELBART)

« Vous allez à El Jadida ?
- Oui
- Vous connaissez la ville ?»

Depuis Rabat, un homme s’efforçait de nouer la conversation avec ses voisins du compartiment. Il ne pouvait apparemment s’occuper autrement ! Sa voix dénotait une certaine impatience. Les autres étaient peu loquaces. Assise en face de lui, je m’efforçai de lui sourire :

« Peut-on prétendre connaître un lieu quand on est un simple touriste qui cherche un peu de dépaysement? Et vous?
- Depuis mon enfance.»

Il se fit songeur, son regard vaguement perdu vers le paysage qui défilait à grande vitesse. Il ajouta, sur le ton de la confidence :
«J’ai dû quitter Mazagan tout jeune pour aller poursuivre mes études universitaires à l’étranger… qui m’a englouti !»

À ce moment-là, je crus percevoir au fond de son regard les souvenirs d'une époque heureuse, la nostalgie, le sentiment du déracinement et une profonde amertume. Je fus frappée par ce mélange de sentiments qui dénotaient une profondeur d’âme inégalable. Je ne pouvais plus détacher mes yeux de cet homme à la noble allure et à la tenue impeccable. Il avait accaparé mon attention, et je ne pus m’empêcher, moi qui avais en horreur les conversations dans le train, de lui demander :
« C’est un retour au pays ?
- Oui, j’aurai soixante ans demain! » répondit-il, avant de se perdre à nouveau dans ses pensées.

Ramenant son attention vers moi, il sourit et s’expliqua :
« Mon père est décédé à Mazagan à l’âge de soixante ans. »

Alors, il se mit à me raconter sa vie. Il parla de son père et de sa ville natale comme s’il se confiait à son journal intime ! Petite histoire et grande histoire étaient entremêlées. Il ne me voyait plus! Son visage était profond de gravité.

« J’avais promis à mon père, sur son lit de mort, de ne pas quitter Mazagan, de l’aimer pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à la mort ! Qu’importe si j’ai promis, des promesses on en fait chaque jour, et après ? »

Après un long silence, il reprit :
« Mon père a vécu toute sa vie sous le joug amoureux de Mazagan. Il a rêvé sa vie, il l’a vécue aussi ! Il s’en est allé et la Mazagan que j’aimais partager avec lui est devenue terre compromise ; il m’a pris envie de fuir. Ce n’est pas de ma faute, j’étais jeune et je ne pouvais pas me résoudre à accepter que mon père, même après sa mort, décide pour moi de ce que je devais faire ou quel genre de personne je devais être. Fort de ma jeunesse et de mon insouciance, je pris donc le large. À présent et avec beaucoup de recul, je comprends son attachement à ses racines. Moi, je ne pouvais pas me défaire du complexe de vivre dans une petite ville et j’étais persuadé que quelque chose d’extraordinaire m’attendait ailleurs. J’avais tout faux ! J’ai, non seulement, trahi la mémoire de mon père mais aussi l’avenir de cette mémoire. Et qu’est ce que j’ai transmis à ma descendance ? L’exil, rien d’autre ! »

L’arrivée du contrôleur interrompit le flot de souvenirs et de regrets. Je craignis que cette interruption puisse pétrifier à jamais ce récit passionnant.. Alors, aussitôt la porte coulissante du compartiment refermée, je me tournai vers lui pour l’inciter à continuer son histoire. Mes mots restèrent suspendus à mes lèvres. L’homme me tendait une photo de son père :

« Il fut libraire toute sa vie. Un modeste libraire, fidèle à sa devise empruntée à Confucius : “Choisissez un travail que vous aimez et vous n'aurez pas à travailler un seul jour de votre vie.” Alors mon enfance et ma jeunesse, je les ai passées entre l’école et plus tard le lycée, la librairie de mon père, et les promenades dans les rues et les quartiers de Mazagan. Quand je lui disais que le lieu était paisible, presque vide, mon père approuvait, mais il me demandait de tendre l’oreille pour capter tous les bruits, infimes vestiges du temps glorieux de la place forte.

«Pas moyen d’échapper ! Nous étions, mes deux frères, ma sœur et moi, captifs du passé de sa Mazagan rêvée et vécue. J’étais conquis mais je ne voulais pas l’admettre. Je me sentais paralysé, je voulais partir, fuir toutes ces attaches. Mais mon père et son rêve ne se quittent pas si facilement. Maintenant je ne le regrette pas. Le retour est ainsi plus facile. Je connais le lieu et son histoire, les guerres et la paix, les départs et les retours. Le nom est lié au voyage ! Ici, l’ouverture sur la mer est une perpétuelle invitation à prendre le large ; le port, un appel à l’accostage et à l’ancrage ; l’enceinte et les bastions forcent le respect et inspirent la sécurité. Les facettes contradictoires de Mazagan étaient proches de mes sentiments d’alors à son égard.

«Il disait que cette ville est unique. Issu de l’une des plus vieilles familles locales, il connaissait tout : histoire, monuments, généalogie des familles, art, coutumes et traditions… “Connaître intimement tout ce qui fait la richesse et l’originalité d’un pays est une chose précieuse et nécessaire si l’on veut bien le comprendre, l’aimer et aussi le faire aimer”, disait-il.

- Est-ce qu’il y est parvenu ? À vous faire aimer Mazagan ?»

Une petite flamme éclaira immédiatement son regard, une petite flamme qui trahit une certaine émotion :
« Il y a un abîme entre vivre sa vie et être heureux de la vivre ; et tout ce temps que j’ai passé ailleurs que chez moi, je l’ai juste vécu ! Mes souvenirs sont gravés dans mon subconscient avec leurs détails et leurs sensations. J’ai toujours nourri l’espoir secret de revenir me réfugier dans les lacis des ruelles qui ont abrité mon enfance. Pourquoi je suis parti? Qui sait ? C'est une des mille contradictions du cœur humain dont je ne cherche plus la cause. Peut-être ai-je quitté pour mieux apprécier…»

J’aimais écouter cette histoire ! Plus que la réalité, j’y voyais une légende, un terreau fertile pour mon imaginaire. Un imaginaire, que je soupçonnais mon propre père d’attiser sciemment. Il passait des heures à nous raconter, à mes frères, ma sœur et moi, les noms qu’on avait attribués à la ville. On passait ainsi d’une histoire à l’autre, à chaque fois sous le signe d’un nom. Mazagan fut Portus Rutubis pour les Phéniciens, Mazighan pour les Amazighes, Mazagão pour les Portugais, Mazagan et la Deauville marocaine pour les Français avant de devenir El Jadida, «la nouvelle» ; la ville qui abrite une autre ville : la cité portugaise.

Pour consacrer les mythes qui entourent le nom de Mazagan, mon père contait son épopée à travers les océans. Il évoquait les descendants brésiliens, portugais, espagnols et indiens. Il lisait des récits d’aventures, d’héroïsme, de miracles, de beauté, de force, de religion, liés à la ville. Pour nous encourager à persévérer, il disait: «Sois fort comme Mazagan!», une expression du xvie siècle, rattachant Mazagan à la puissance physique, à la stabilité et à la perfection.

- Et quelle est l’origine de ce nom ? Est ce portugais ?
«Savez vous que la terre marocaine parle ? Et souvent en amazigh. Beaucoup de toponymes marocains trouvent leurs sens dans cette langue des autochtones. Mazighan signifierait “eau du ciel”, comme un puits à ciel ouvert destiné à recueillir l’eau pour les nomades et les bergers, dans une région où il n’y a pas de source régulière.»

L’homme m’observa un instant avant de proposer d’arrêter son récit si je le souhaitais. Je lui proposai de continuer, confiant qu’il avait piqué ma curiosité ! Ma tête bouillonnait de questions mais je ne souhaitais pas interrompre le fil de son récit: le portrait était si beau, le partage de l’Histoire, par cet étonnant personnage, fascinant.

« Dans ses narrations d’une extraordinaire intensité, mon père évoquait non seulement les histoires des divers noms que la ville a endossés mais il décrivait, également, les voyages et les migrations qui jalonnèrent sa vie.Idéalement située sur la côte atlantique au cœur du territoire Doukkala, près de l’embouchure de l’oued Oum Rebia, à quatre-vingt-dix kilomètres au sud de Casablanca, l’éperon rocheux sur lequel fut érigée la forteresse a été tour à tour découvert, abandonné et redécouvert... Il n’a cessé de constituer un nouveau monde pour quelqu’un ! »

Je pensais, non sans émotion, que mon nouveau monde à moi, maintenant, c’était celui que je découvrais à travers la voix de cet homme, qui était à la quête d’un auditoirequ’il trouva en moi !

« La première mention de Mazighan remonte à 650 avant J.-C. C’est le seuil de son histoire ! La citation est de l'amiral carthaginois Hannon, dans le récit de son périple le long de la côte ouest du continent africain. Plusieurs siècles plus tard, Ptolémée, en décrivant cette même côte ouest africaine, parle d’une cité antique, Portus Rutubis, dont la situation correspond à l’emplacement actuel d’El Jadida. L’appellation plus commune de Mazagan date des écrits de géographes du xie siècle, El Idrissi et El Bakri.

«La légende raconte qu’en 1502, la mer fut si forte qu’une escadre portugaise, commandée par Jorge de Mello, s’échoua sur une rive inconnue où l’équipage allait découvrir la Burayja et s’y réfugier !De par son emplacement stratégique, les Portugais virent un relais de communication clé pour leur empire, constitué d’une multitude de villes, de ports, de places fortes et de comptoirs, dispersés dans les eaux de quatre continents. Ils occupèrent le site et le baptisèrent Mazagão. Ils s’installèrent près de la tour de garde en ruine, nommée al Burayja. Rien n’est moins sûr, mais cependant l’épopée de la ville commence avec l’arrivée de cette poignée d’hommes sur l’éperon rocheux: avancée vers la mer dominant l’embouchure de l’oued.

«Mon père prêtait une attention particulière à cette tour abandonnée aux origines énigmatiques qui résista au temps et aux vicissitudes. De tour en ruine, elle devint l’une des quatre tours du Castello Réal, le fortin que le roi du Portugal Manuel Ier fit construire en 1514 par les architectes Diego et Francesco de Arruda. Plus haute que les autres, elle fut dotée d’une guérite de vigie, sa terrasse entourée d’une couronne de consoles pyramidales qui cachaient les meurtrières ; des lieux propices au tir plongeant vers la porte du château qui existe toujours ! C’est celle de la Citerne, cœur de Mazagan !

«Je songe avec amour au cercle d’amis de mon père, qui se retrouvaient dans sa librairie pour partager leurs connaissances et souvenirs de leur cité vénérée. Je me souviens de l’ambiance gaie et nostalgique qui régnait, à laquelle je n’étais pas insensible. Lorsqu’ils évoquaient la découverte fortuite de la Citerne portugaise, en 1917, par Joseph Benatar, un épicier de confession juive qui abattait un mur pour agrandir sa boutique… Quel chamboulement ! Quel bonheur ! Ils disaient que la vie dans la cité n’avait plus été la même ensuite. Ils étaient tous fiers de cette trouvaille. Depuis, elle a retrouvé son statut de centre géographique et symbolique de Mazagan, acquis du temps de sa construction par les Portugais, en 1541. »

El Jadida (Photographe : Jean-Jacques GELBART)​​Le voyageur me demanda si j’avais déjà visité la Citerne.

«Oui, plusieurs fois! Surtout depuis que le ministère de la Culture a aménagé, dans une grande salle mitoyenne, la galerie d’art Chaibia-Talal.

- C’est une réhabilitation fort heureuse qui permet aussi bien de promouvoir le site que de rendre hommage à une figure emblématique de l’art marocain. J’ai eu le grand privilège d’assister en 2003, à Paris, à la cérémonie de consécration de Chaïbia par la Société académique française d'éducation et d'encouragement arts, sciences, lettres, qui lui décerna la médaille d’or.»

Mazagan est une ville d’art et d’artistes ! La galerie n’est pas l’unique référence artistique du lieu qui abrite l’atelier de Najeb Zoubir, sis face au bastion Saint-Sébastien, dans un bâtiment qui était, selon les avis divergents, un palais de l’inquisition, une ancienne synagogue ou bien encore l’ancienne église Saint-Sébastien. L’artiste, dont la peinture oscille entre le bleu de l’Atlantique et les couleurs de la terre des environs d’El Jadida, n’aurait pu trouver meilleur emplacement pour s’inspirer, qu’entre les murs de Mazagan et au voisinage de ce lieu fascinant qu’est la Citerne ! Nombreux sont ceux qui sont parfois venus de très loin puiser la force créatrice dans cet environnement.

En 1952, la caméra du grand réalisateur Orsen Welles offrit à la Citerne un coup de projecteur mondial, lorsqu’il vint y tourner quelques scènes de son Othello. J’ai vu ce chef-d’œuvre une multitude de fois sans jamais m’en lasser ! Pour le réalisateur, qui travaille avec l’ombre et la lumière, la Citerne était le lieu incontournable pour réaliser quelques-unes des scènes de son film. La réverbération des vingt-cinq colonnes dans l’eau stagnante, éclairées par le puits de lumière situé au centre de la Citerne, donne un côté magique, clair obscur, à un décor d’une extraordinaire esthétique.

Déjà du temps de sa construction, en 1541, par l’architecte Joao Castilho, qui utilisa l’ancien fort manuélin en maintenant au mieux son implantation et sa structure, les Portugais y virent un lieu incomparable et unique. C’est d’ailleurs l’une des originalités de Mazagan: chacun des dirigeants a maintenu l’œuvre de son prédécesseur, en l’intégrant, de quelque manière que ce soit, à la sienne. Une façon d’adopter la mémoire et de la faire sienne…

D’un simple comptoir, implanté dans la baie de Doukkala pour renforcer la position du port d’Azemmour, Mazagan est devenue la première ville moderne d’Afrique. Les Portugais, repoussés d'Azemmour et de Safi, affluèrent dans ce lieu, qui commença à acquérir de l’importance. Le roi Joao III y diligenta l’architecte Castilho, accompagné de mille cinq cents maçons, et, en une année, une forteresse redoutable naquit au pied des flots. Mazagão, qui n’avait rien à envier aux citadelles d’Europe, fut construite et achevée en 1542 ! Elle fut tracée selon un plan étoilé, délimité par cinq bastions, dont il ne subsiste aujourd’hui que quatre. La forteresse abritait le palais du gouverneur, la Citerne, plusieurs habitations et, plus tard, quatre églises et des chapelles.

Pendant deux cent soixante-sept ans, elle fut à la fois frontière et pont entre les mondes chrétien et musulman. Cependant que les Marocains tentèrent de la libérer de ses occupants, elle affronta les plus féroces assauts et soutint les plus longs des sièges. Pour soutenir ces sièges, les Portugais convertirent le grenier - ou dépôt d’armes - en une citerne, alimentée en eau potable grâce à un aqueduc qui traversait la forteresse. Mazagan fut la dernière enclave en terre marocaine à être abandonnée par les Portugais, chassés par le sultan Mohammed Ben Abdallah, en 1769.

Mais l’odyssée de Mazagão ne s’arrête pas là! La «ville» traversera l’Atlantique, le 11 mars 1769, où les Mazaganais furent contraints, sur ordre de la couronne portugaise, de partir vers d’autres rivages.

«Alors, tôt ou tard, on la quitte votre ville ?

- Oui, mais je vous assure qu’on ne la quitte jamais sans un pincement au cœur ! Cela me rappelle un poème que mon père nous lisait et qui témoigne de la profonde affliction de ces Mazaganais arrachés à leurs racines et à tout ce qui faisait leur vie, leur mémoire, leur histoire. On s’amusait avec mes frères et ma sœur à qui pourrait réciter le plus de vers de ce poème. À présent, je ne me souviens que de ces quelques mots : “C’était un chaos de triste confusion, C’était une véritable vallée de larmes, De soupirs, lamentations et afflictions, Que l’on voyait sur ces poitrines médaillées. Mazagan était pleurée, Après que ses fils se furent vus perdus, Portrait vivant de l’abîme éternel, S’il peut y avoir des portraits de l’Enfer…”

- C’est saisissant et infiniment triste ! Ils sont rentrés au Portugal ? Ils ont dû s’y sentir chez eux, c’était aussi leur pays, non ?

- C’était le pays de leurs ancêtres ! Eux, ils avaient vécu toute leur vie à Mazagan. Ils avaient réussi, avec le temps, à commercer avec les Marocains au moment des trêves, et à se soutenir mutuellement pendant que la famine faisait rage. Ils avaient appris à côtoyer ceux qu’ils surnommaient “les maures de paix”. En plus, ces exilés avaient à peine transité par le Portugal, car leur roi, qui avait décidé de la conquête d’un nouveau monde en Amazonie, à l’autre bout de l’Atlantique, leur ordonna de s’y rendre pour fonder une nouvelle Mazagão ! Une pâle réplique où ils ne s’adaptèrent jamais.

- Et qu’advint-il de Mazagan ?

- Avant leur départ, les Portugais minèrent les bastions et la porte principale. Les explosions occasionnèrent bien des dégâts et des soldats marocains périrent. Pendant une soixantaine d’années, il n’y eut plus rien ni personne. Le temps s’arrêta, Mazagan était endeuillée. Le vent de la désolation avait tout balayé sur son chemin. La ville traversa cette période de déclin sous le nom d’Al Mahdouma : la détruite. Mais le nom de Mazagão continua d’exister aussi bien à travers les familles déracinées et leurs descendants, qui l’arboraient fièrement..Il se répandit à travers le monde, jusqu’au fin fond de l’Inde où un village des environs de Bombay porte le même nom.

«La ville renaîtra de ses cendres en 1815, lorsque le sultan Moulay Abderrahman ordonna sa restauration et la reconstruction des parties démolies. Elle fut baptisée El Jadida : la nouvelle. Une grande mosquée y fut élevée en face de l’église de l’Assomption. Elle arbore un minaret, original et unique dans le monde musulman, avec cinq côtés, dont l’un est arrondi.

«Durant la seconde moitié du xixe siècle, une communauté de Marocains de confession juive vivant à Azemmour demanda à s’y installer. Le nom devient Mellah. Les nouveaux occupants construisirent des synagogues. La ville ne retrouva son nom de Mazagan qu’en 1912, au début du protectorat français. Elle se développa et une nouvelle ville, l’actuel El Jadida, commença à se construire alentour. Du fait de sa belle plage et de son agréable climat, le général Lyautey y vit la «Deauville marocaine», un regain de notoriété y attira les ressortissants étrangers: Français, Belges, Espagnols, Italiens et Néerlandais vinrent s’y installer au début du xxe siècle. En 1950, elle fut à nouveau abandonnée par une grande partie de ses habitants, partis pour la France, les États-Unis ou Israël.

- Votre connaissance de l’histoire de Mazagan est fascinante ! Comment avez-vous pu vivre loin d’ici ?

- Je la Vivais dans mon cœur ! Je la parcourais dans ma mémoire. Je disais à mes enfants : “Je vais me retirer pour une errance mentale”, et je m’imaginais dans la librairie de mon père; je voyais les marches de la Citerne cent fois gravies pour atteindre la terrasse; je visitais chaque recoin familier et passais de longs moments à contempler la mer, à sentir sa brise sur mon visage. Mazagan a toujours été là, tapie sous ma peau !»

Nous fûmes interrompus par le brouhaha des passagers qui récupéraient leurs bagages pour quitter le compartiment. Absorbée par le récit, je n’avais as réalisé que le train était arrivé à destination: El Jadida !

Nous nous perdîmes dans la foule. Le Mazaganais - c’est ainsi que j’avais décidé d’appeler cet homme - disparut comme par enchantement. J’avais pourtant un tas de questions à lui poser et, surtout, j’avais nourri l’espoir de le convaincre de me faire découvrir la ville, autrement qu’à travers ses souvenirs. L’accompagner dans son errance, spatiale cette fois, être témoin de ses retrouvailles avec «sa» Mazagan. Déçue, je pris le chemin de mon hôtel.

Au lendemain de cette rencontre, mes pas me conduisirent vers Mazagan. Magnifiée par l’un de ses fils, la ville me sembla familière. Devant ses remparts imposants, je levai la tête vers l’inscription encastrée au-dessus de la porte principale, celle qui, selon le Mazaganais, atteste de la fondation de Mazagan, en 1541, par le capitaine Luis de Loreiro, au nom du roi Manuel Ier.

Je passai la porte de la cité portugaise, comme on fait un voyage dans le temps: c’est un oasis de calme dans le tumulte d’El Jadida. Je suivis la rue da Carreira vers la porte de la Mer. Je passai à côté de l’église Notre-Dame-de-l’Assomption et approchai de la Citerne. À l’intérieur, je fus saisie de frissons: la force de l’histoire m’atteignait au rythme de la découverte de ce lieu que tant d’autres avaient admiré avant moi. Les souvenirs du Mazaganais se firent miens. Mes pas me conduisirent vers le chemin de ronde, où se trouvent les bastions de la forteresse, reflets de la puissance de l’empire portugais, armés de canons témoins d’un passé glorieux. Je réalisai que le Mazaganais avait fait un portrait étonnamment réaliste des lieux.

Mazagan, ville multiple et unique à la fois, trait d'union entre les civilisations, sait dissimuler ses trésors. Elle demeure discrète et conserve ses charmes pour la postérité. Il aura fallu que je rencontre ce natif de Mazagan pour m’en apercevoir. La ville témoigne de sa force. Elle est riche d’une progéniture qui, comme elle, ambitionnait de conquérir le monde. Au fil du temps, ses descendants portèrent loin son nom, au-delà des océans.

Le 30 Juin 2004, Mazagan fut proclamée Patrimoine Mondial de toute l’Humanité !

Une reconnaissance hautement méritée.


Galerie: 
El Jadida (Photographe : Jean-Jacques GELBART)
El Jadida (Photographe : Jean-Jacques GELBART)
El Jadida (Photographe : Jean-Jacques GELBART)
El Jadida (Photographe : Jean-Jacques GELBART)
El Jadida (Photographe : Jean-Jacques GELBART)
El Jadida (Photographe : Jean-Jacques GELBART)