Page 7 - Catalogue de l'exposition Du Zellige à l’infini
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religiosité radicale, une décadence irrépres-  bien plus tardivement, sur la Réforme et   comment figurer l’acte de penser et, au-  trois inscrites et traduites dans la matière. Le
 sible et les fins de règne ! – : les Hespérides   les austérités de l’Europe du Nord. Le nous   delà, la pensée en tant que telle, la pensée   cœur est une étoile, qui reluit et se répand
 sont un jardin dans le cœur des hommes,   obsessionnel, obnubilant, d’Amine Assel-  elle-même. Maurits Cornelis Escher repré-  à travers une infinité de lignes quadrillant
 l’Andalousie en fut une possible réalisation.   man, tourne autour de la communauté de   sente les glissements de l’art, ses métamor-  l’espace, non pas morcelé, mais recomposé
 Ainsi éduqué dans le savoir-être et la digni-  la Mer du milieu, cette Méditerranée formée   phoses, ses troubles : il dessine comme on   à partir de fractions : le fragment, dans le
 té d’un empire perdu, Amine Asselman fut   comme un anneau qui a scellé aussi bien   prépare un jeu de rôles, un parcours balisé   zellige comme dans la mosaïque, ne divise
 longtemps préoccupé par la notion de fron-  nos destins que nos identités : les frontières   où se perdre, une escapade dans un laby-  pas, ne rompt pas, ne segmente pas, mais
 tières. Grandir aux abords d’un détroit, c’est   d’Amine Asselman sont ce lien-là, le trait qui   rinthe : où l’objet de la fugue demeure d’en   réunit, construit et établit. L’artisan part du
 se constituer face au défilé du monde. Très   unit les hommes dans leurs différences fon-  perdre le fil, sans doute pour mieux trouver   plus petit, la pièce moulée ou taillée, à par-
 vite, ainsi, il s’est posé avec pertinence les   damentalement complémentaires.  Nous,   de nouvelles voies. Amine Asselman suit un   tir de laquelle il développe son idée de la
 questions de connaître ce qui nous sépare,   Marocains, Maghrébins, Sémites,  Turcs,   même cheminement.  représentation de l’univers : en expansion
 mais aussi de comprendre tout ce qui nous   Grecs et Italiens, Français et Ibériques.   Le zellige est la figure au cœur du travail du   depuis le noyau divin. L’œuvre naît de la
 lie. En tant que Tétouanais, il est l’héritier   Radicalement moderne, l’œuvre d’Amine   Tétouanais. Le zellige, c’est le tout que l’on   plus petite fraction et atteint la taille d’une
 direct, le titulaire même, du vieux rêve de   Asselman gagne indiscutablement à ce que   va fragmenter à partir d’un rayonnement :   mosquée ou d’un palais, en ambitionnant
 cette coexistence miraculeuse entre les   l’on connaisse le processus qui en consti-  au cœur de la mosaïque se trouve l’étoile,   y  représenter  le  cosmos  entier.  La  céra-
 trois religions du Livre, d’un espace et d’un   tue toute l’intelligence. Mais elle demeure   l’astre, le soleil, l’unité à partir de laquelle la   mique demeure faite de la même terre que
 moment d’échanges et de transmission qui   encore un objet d’artisanat, ayant gagné   diversité va se construire : Dieu. Le zellige   celle avec laquelle Adam fut modelé, pas-
 ont donné à l’humanité sa raison moderne.   ce statut suprême de la simplicité et de la   constitue encore l’une des formes que l’art   sée par le même feu que celui qui attisa la
 Il y a donc dans tout cela une large part de   nécessité, où l’objet se contente d’être ce   traditionnel maghrébo-andalou a trouvé de   conscience, émaillée des mêmes pigments
 légendes, mais celles-ci constituent aussi un   qu’il est, par la grâce du savoir-faire. Le pro-  ne pas laisser le vide tarir le monde, d’em-  qui forment le goût pour le ciel, la nature et
 pan solide de la construction de nos réali-  cédé constitue une forme d’abysses dans   plir l’espace de l’idée divine, des prières qui   l’art. Le zelligiste voit dans le plus petit frag-
 tés. Nous ne sommes que ce que nous nous   lesquelles va plonger et se fondre toute la   l’accompagnent, d’une cosmogonie où   ment de son œuvre l’entièreté de celle-ci,
 rêvons. À  Tétouan, la Reconquista est en   pensée, celle de l’artiste autant que celle   l’homme est comblé d’un rayonnement   recouvrant l’entier mur contre lequel repose
 permanence dans les esprits et le judaïsme   de son public. Au-delà du formalisme, c’est   céleste qui occupe l’entièreté de l’espace   le mihrab : et l’œuvre de se déployer inexo-
 forme un alter ego plus qu’une fraternité :   a priori dans son élaboration que l’œuvre   et du temps. Une façon évidente de théo-  rablement, avec inflexibilité, vers l’univers
 tout ce que nous nous envisageons dans le   d’Amine Asselman se rapproche si intime-  centrisme  et  d’un  anthropocentrisme  qui   qu’elle doit refléter.
 reflet du miroir. Ici, l’on vit dans un repli sur   ment des faux-semblants – jouant sur le   formera la révolution et l’universalisme d’un   Taquin, inconscient sans doute, libre, Amine
 soi comme seules le savent les aristocraties   dispositif  de  la  perception  et  de la  repré-  Moyen Âge qui déjà renfermait les ferments   Asselman invente un principe exactement
 en disgrâce : on ne pense qu’à cet âge d’or   sentation – du poète et sorcier Maurits Cor-  de la Renaissance. La cosmogonie classique   à l’opposé de celui qui a fondé cet art mil-
 révolu d’opulence, d’ouverture et de par-  nelis Escher : les deux artistes nous invitent   du zellige, plus encore théosophique que la   lénaire du zellige traditionnel : il pense au
 tage. La population entière est empreinte   dans un univers d’œuvres à part, en dehors   peinture religieuse au Moyen Âge occidental   plus petit élément en tant que plus petit,
 par cet Andalus qui a sécrété un nous d’une   des  balisages  habituels  du  marché  et  de   – il y a autant de grâce, autant de spiritualité   une manière de phonème visuel – un signe,
 richesse que l’on peut qualifier de civilisa-  l’histoire de l’art, n’ayant férocement de rai-  et peut-être plus de religiosité dans la com-  un segment, un bout de ligne, une frac-
 tion : celle de la Méditerranée, héritière des   son d’être qu’à déconstruire jusqu’à la plus   position d’un zellige que dans une icône   tion – qu’il va prendre comme une unité
 empires grecs orientaux antiques, de Rome   pure abstraction ce qu’elles figurent : pour   d’Andreï Roublev ou une fresque de Cima-  de construction et développer à l’infini,
 et de Byzance, de Damas, de Baghdad   que ne demeure plus que la pensée. Nous   bue –, s’amorce à partir du vide, qu’il faudra   mais aussi d’une façon aléatoire ou aléatoi-
 et  du  Caire  arabes  puis  ottomans,  quand   approchons  ici  un  univers  obsessionnel   remplir de pensée et de connaissance dans   rement formelle, à partir des principes de
 l’Occidence, de  son côté, s’est  fabriquée   pour  le  calcul,  la  géométrie,  la  structure :   un premier temps, d’action ensuite, toutes   la méthode Douat (ainsi expliquée sur la



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